A purrfect encounter [PV Chishiya]

Il y avait trop d’images. Des souvenirs plus éphémères qu’une fumée, se dissipant dès lors qu’il tentait d’en approcher son esprit. Parfois, cependant, il parvenait à en saisir quelques uns, rarement insignifiants, souvent terribles. Des rêves dont il ne parvenait pas à se souvenir au réveil, qui lui échappaient aux premiers rayons de soleil, pour revenir le hanter en plein jour. Des jeux. Des stratégies. Des cartes. Et des morts. Beaucoup trop de morts.

Ses sentiments à cet égard étaient pour le moins ambivalents. Chishiya n’avait rien d’un sadique pouvant se réjouir du décès d’autres êtres humains, mais il ne parvenait pas pour autant à en éprouver de réels regrets. Peut-être que s’il avait su, peut-être que s’il avait pu, il en aurait sauvé plus. Peut-être que s’il l’avait rencontré plus tôt, peut-être que s’il avait compris… Chishiya a un sourire bref à cette pensée, plein de cette moquerie un peu méprisante que les autres ont toujours tant de mal à lire. Mais cette fois, elle est dirigée en même temps contre lui-même. C’est fou à quel point ses pensées le ramenaient toujours vers un même homme, lui qui pourtant avait toujours été un solitaire croyant ne se laisser approcher que quand il avait un réel intérêt à tirer de toute relation. Mais voilà, il y avait eu Kuzuryu-san. Celui qui avait changé sa vie. Deux fois. La première à Borderland, bien sûr, dans une épreuve des plus tragiques. La seconde, ici même, en provoquant le réveil de ces souvenirs enfouis – et en le mêlant, par là-même, à des histoires politiques dont Chishiya c’était pourtant toujours, par prudence, tenu éloigné. Mais sous son regard sombre, il s’était rappelé, il avait compris qu’il lui était impossible désormais de fermer encore les yeux. Et qu’il lui fallait vivre aussi bien dans le présent qu’avec le poids de ce passé qui lui échappait encore.

Ca n’était pas vraiment simple, pour le médecin. En parler avec l’autre homme aurait peut-être pu l’aider à faire la part des choses, à comprendre un peu mieux ce qu’avait pu être Borderland ; à se souvenir pour de bon, et pas de cette façon si étrange qui lui donnait l’impression que son esprit n’était plus qu’un puzzle aux couleurs psychédéliques dominées, encore et toujours, par un si vif rouge sang. Le problème, c’était que Kuzuryu-san était un homme très occupé. Que sa charge de conseiller de The Heart, d’autant plus avec les récents événements, lui prenait énormément de temps. Alors Chishiya avait bien son numéro de téléphone, oui et personnel, qui plus est. Mais il était hors de question pour le jeune chirurgien de l’utiliser à mauvais escient. De l’appeler pour de simples états d’âme. A la place de ça, il préférait traîner ses idées un peu trop sombres dans les rues de Nowhere, luttant parfois pour que les images d’un Tokyo dévoré par la végétation ne se superposent pas trop souvent aux rues animées de Nexus. Les mains dans les poches, la capuche rabattue sur le front, Chishiya se faufile au travers d’une foule indifférente.

Jusqu’à ce qu’une silhouette apparaisse devant lui. En temps normal, ou en tout cas dans son ancienne vie, Chishiya n’aurait jamais cru cela possible ; tout juste aurait-il pensé que cela était dû à son manque d’attention, qu’il ne l’avait pas vu auparavant, mais que l’autre avait simplement surgit devant lui. Pourtant, même s’il était jusqu’alors perdu dans ses pensées, il était certain d’une chose : l’homme était bel et bien apparu devant lui. L’instant d’avant, il n’était pas là et le voilà maintenant qui se dressait devant lui. Et tout cela n’étonnait même pas vraiment le jeune médecin, habitué désormais aux étrangetés qui pouvaient avoir lieu dans cette ville. Tout juste avait-il eu un mouvement de recul pour ne pas lui rentrer dedans. Non, ce qui le surprenait un peu plus, déjà, c’était ce sourire que l’autre offrait, qui lui donnait presque l’impression de déchirer son visage de part et d’autre de ses joues. C’était étrange, pour le moins. Assez pour que Chichiya hausse les sourcils dans une expression dubitative qu’il offrait en général à peu de gens. « Il y a en effet peu de gens qui souriraient ainsi à un inconnu. Mais j’ai comme l’impression que vous allez me dire que nous ne le sommes pas, n’est-ce pas ? » C’était peut-être juste une coïncidence, c’était peut-être un homme ou même une créature sous forme humaine dérangée dont les mots résonnaient si étrangement à ses oreilles. Pourtant, Chishiya avait l’impression qu’il s’adressait à lui, et rien qu’à lui, pas à une personne prise au hasard dans la rue. Parce qu’il y avait ces yeux qui avaient immédiatement trouvé les siens, sans même avoir à les chercher une seconde. Parce qu’il y avait cette référence au chat, qui lui avait semblé l’échauder aussitôt. Et parce qu’il y avait cette sensation de le connaître, presque de déjà-vu, alors que contrairement à Kuzuryu-san, il était certain que ce n’était pas le cas. Il avait à faire à un parfait inconnu. Mais un parfait inconnu qui, en quelques secondes et à l’aide de jeux de mots étranges, venaient d’éveiller toute son attention.

Chishiya sait à quel point il est facile de déstabiliser les gens. Quelques mots, un regard, un sourire ; trois fois rien, parfois, mais de ces riens qui pouvaient devenir armes redoutables. Le jeune médecin savait, cependant, qu’il ne fallait user de cette capacité qu’avec grande parcimonie s’il voulait pouvoir se fondre dans la masse, ne pas se faire remarquer lorsqu’il ne jugeait pas cela nécessaire, car la discrétion était toujours importante. Pourtant, quand il le devait, il savait aussi exactement quoi faire. Quoi dire. Et pouvait en général jauger de la valeur de son interlocuteur sur son échelle personnelle en fonction de ses réactions à ces quelques tentatives. Et pour être honnête, il n’est pas déçu par la réaction de cet inconnu qui vient d’apparaître face à lui, au contraire. Il peut lire, l’espace d’un instant, la surprise dans ses yeux, comme s’il ne s’attendait pas à ce que sa cible lui réponde ainsi. Mais c’est comme si l’autre venait d’effectuer devant ses yeux une pirouette parfaitement réalisée et se reprend, enchaînant à la suite de ses mots sans paraître plus en avant perturbé. Très bien. « Et son absence peut tout aussi être redoutable, n’est-ce pas ? D’autant plus face à l’interruption soudaine de ses pensées. » Car comme tout autre acte, Chichiya ne souriait jamais en vain. Tout ce qu’il faisait été toujours calculé. Tout comme chacun de ses mots, en cet instant, était soigneusement pesé.

Tout comme ses mouvements, alors que Chishiya prend soin de retirer les écouteurs logés jusqu’alors dans ses oreilles, prenant soin de les ranger dans sa poche pour prendre enfin part entièrement à la conversation. Parce que l’autre ne semble pas vouloir s’écarter. Pire, même : c’est bien à lui, et à lui seul, qu’il semble vouloir s’adresser. Fort bien. Chishiya n’est pas exactement pressé, en cet instant. Et il doit bien avouer que l’autre a réussi l’exploit assez rare d’attirer sa curiosité. Ce qui n’est clairement pas donné à tout le monde.

Pourtant, Shuntaro est bien loin de pouvoir s’imaginer les tourments que lui-même a provoqués dans l’esprit de celui qui lui fait face, loin d’imaginer où le chaos de ses pensées peut bien le conduire. Tout ce qu’il sait, le chirurgien, c’est que les mots de celui qui se présente comme le chat de Cheshire touchent juste. D’une justesse à laquelle Chishiya ne s’attendait pas. L’espace d’un instant, il se demande si ce ne sont pas que des mots génériques, le genre qu’utilisent les soi-disant médiums pour cerner les crédules recherchant une aide qu’ils ne sont en réalité pas capable de leur apporter. Après tout, qui n’est pas tourmenté, quotidiennement, par milles questions ? Mais, au fond de lui, il sait bien que ça n’est pas si simple, le jeune médecin. Il sent, instinctivement, que l’autre, s’il ne sait probablement pas exactement de quoi il en retourne, a mis le doigt sur un point précis chez lui. Un fil qui ne demande qu’à être déroulé. Mais est-ce que Shuntaro en a réellement envie ? D’autant plus que cela voudrait dire de lui accorder assez de confiance pour lui accorder ce qui pourrait s’apparenter à un pouvoir sur lui. Et ça n’est pas quelque chose que l’homme est prêt à faire aussi facilement.

C’est bien ce qu’il compte signifier quand il reprend la parole, son expression neutre au possible seulement fendue d’un si mince sourire à peine perceptible : « C’est amusant de me proposer de continuer à marcher, quand vous venez de me barrer la route. A moins que vous vouliez faire quelques pas avec moi. » Ca n’est pas réellement une proposition et déjà, Shuntaro contourne l’autre homme pour poursuivre sa route. Il n’a pas réellement de but mais, si l’autre doit le suivre, qu’il le fasse. Ils auront de toute façon toujours mieux fait de se rendre dans un endroit moins fréquenté avant que quelques passants ne leur rentrent dedans. Et même s’il ne se retourne pas pour vérifier que l’autre est bien sur ses talons, quelque part, Shuntaro ne peut s’empêcher d’espérer que ce soit le cas. Parce qu’il au fond assez curieux de savoir ce que l’autre peut bien avoir à lui dire.