Everything is grey [PV Sieg]

Le soleil est chaud sur l'épiderme ce matin-là, les rues se succèdent le long de son pas absent ou peut-être flâneur, comme si rien ne se jouait, le plus incongru reste que c'est bien le cas, tâtonnements et emplettes puissamment futiles. Que va t-il laisser barboter sur le réchaud ce midi ? Une infinité de possibles, avouons que cela change des rations déshydratées à froid. Mais, peut-être bien, qu'espérer avoir le palet réjoui relève du vœu pieux. C'est un peu comme tout, à dire vrai, peu évident de s'émoustiller quand les choses sont à ce point déréalisées. Savoir comment prêter de la saveur doit s'apprendre tôt.
Sieg ne goûte toujours pas à la matérialité des choses, alors même qu'un an s'est écoulé, mais il se surprend - autant qu'il puisse l'être - à réitérer l'expérience chaque fois un jour de plus. Il a bien sa petite idée du pourquoi derrière cet acharnement, totalement infondé et improductif, Eren, bien évidemment. Ce n'est pas une relation qu'il proclamerait belle de près ou de loin et Sieg n'a toujours pas bien tranché entre affection, désillusion et aigreur à l'égard de son cadet - il ne cherche pas farouchement à poser les bons jalons.
L'affection est bien là, en toile de fond ou du moins décrite par la forme de ses attitudes qu'il ne réarrange pas, mais la fraternité est plus singée - cynique - que crue au stade où ils en sont - l'affection ne résulte pas de ce lien du sang qui ne s'est jamais confirmé dans le réel et le réciproque. Peut-être, cela dit, qu'il subsiste de ce mirage qui en son temps fut fort, un vague si ce n'est pâteux sentiment de responsabilité à l'égard d'Eren. L'hypothèse la plus plausible pour dénuder cette affection reste cette compréhension profonde qui, si elle fut copieusement entachée de trahisons, s'est effectivement déroulée. Le barbu estime avoir été, bien malgré lui à partir d'un moment, aux meilleures loges pour assister aux enfers déchaînés par le plus jeune. Il n'y a vraiment plus à s'embarrasser de grand chose après avoir partagé autant de cru. Peut-être bien que cette relation est conséquemment plus facile que difficile même si elle n'a pas de sens bien clair. Peut-être même que c'est ce lien qui confie à Sieg encore un simulacre de rôle, d'existence. Discuter avec Eren n'est pas plat, comme le sont les jours, c'est âpre mais consistant.
La désillusion emboîte toujours le pas et si elle trottine ça et là c'est que Sieg s'était ardemment auto-persuadé, oh il le sait bien, à tel point qu'il peut encore trouver - c'est fugace - un quelque chose de vulnérable chez Eren, un quelque chose qui demanderait à être aidé. Mais il finit par se rappeler des faits, de la haine que lui voue son frère et de sa source : l'adolescent a toujours été, est et sera toujours habité par le combat et il voit en son aîné la contraposée, la résignation, quelque chose dans cette idée-là. Sieg ne peut pas vraiment lui donner tort, le sait, reste pourtant frappé par leurs différences inconciliables à certaines occasions et surtout lorsqu'il lui avait, encore, semblé qu'ils étaient proches de se comprendre. Ou qu'il était proche d'apporter quelque chose à Eren. Lui apporter quelque chose, huh ? Certainement pas par bonté d'âme, par charité qui tendrait l'autre joue, sûrement pour empocher un quelconque sentiment de consistance. Peut-être aussi pour soutirer un semblant de dernier mot.
L'aigreur, elle, s'est calmée assez tôt - parce qu'il n'y avait plus d'enjeux une fois la défaite entérinée. Elle saupoudre à peine certains instants, motive évasivement l'envie d'enquiquiner son cadet. Sieg est plutôt, consciemment, ambivalent : s'il n'a rien contre l'idée d'apporter à Eren une pseudo-stabilité il ne se priverait pas de donner un ou deux coups dans l'échafaudage. Pour provoquer une réaction quelle qu'elle soit. Souhaiterait-il aller plus loin si l'occasion lui était laissée ? Aurait-il l'envie de lui causer un mal plus grand ? Bonne question. Mais, à l'évidence, l'emporter sur le plus jeune ne fait plus autant de sens, ici, enfin pas selon les mêmes termes.
Ses bras sont harnachés de sacs en tissus et chargés d'un carton complet de victuailles qui lui remonte jusqu'au nez, au fil de ses pérégrinations intérieures il a joint l'achat à la pensée, pourquoi pas refaire le plein des placards. Pourquoi pas, quoi que ce soit et éventuellement redonner le sourire à Eren, bien sûr, c'est l'intention dégoulinante qu'il lui opposera et qu'il maintiendra, les yeux dans les yeux. Sieg salue, avec autant de chaleur qu'il sait la prétendre, les divers commerçants chez qui il a ses habitudes et qui lui sont reconnaissants de son "investissement" au sein du bataillon. Quelle ironie.

Le ragoût mitonne au creux de la casserole et le blond entonne un air pseudo-entraîné de sa voix profonde, manches retroussées aux coudes et radio allumée sur une fréquence aléatoire. Contrairement à son cadet, Sieg s'est plutôt vite acclimaté à la technologie et, de manière étendue, au confort. Il n'hésite jamais à le lui montrer ostensiblement. Pas de petits gains. Lorsque les coups s'abattent contre la porte, qui n'a pas l'épaisseur pour encaisser un tel chahut, le barbu glisse une œillade molle par-dessus son épaule et finit par essuyer grossièrement ses mains contre le tablier noué à sa taille. S'il morigène cette rudesse c'est, évidemment, de surface. Il n'a lui-même jamais été reconnu pour sa douceur, maintenant qu'il y pense.
Aux dernières nouvelles ses créances sont bien honorées et Eren dispose de son propre trousseau. Pourtant un coup d'œil au-travers du judas lui affirme qu'il s'agit bel et bien de son cadet et qu'il ne sait, vraisemblablement plus, comment utiliser la clé qui ballote très piteusement. Inutile d'être particulièrement rôdé en psychologie humaine pour déduire le trouble d'Eren et, donc, que des soucis importants - qui ne tarderont certainement pas à exploser - se trouvent littéralement à la porte. Le barbu remonte ses lunettes sur son nez, il ne peut et ne veut pas non plus réfréner sa curiosité. Il a bien quelques hypothèses en tête.
Sans attendre Jäger ouvre la porte et invite Eren à rentrer, en désignant l'intérieur d'un geste accueillant. Sieg effectue quelques pas vers le plan de travail pour passer à feu doux, attend que la porte se soit refermée derrière son cadet. Alors tu l'as vu ? Marmonne t-il en remuant évasivement sa sauce. Cette phrase est si vague que, dans tous les cas, il n'aura aucun mal à en faire tout ou son contraire.