Every adventure requires a first step

Il aime bien se promener dans le parc, Chishiya. Il n’avait pas beaucoup de temps libre dans ce monde où tout était à reconstruire, partagé entre son propre exercice de la médecine et la formation, indispensable, qu’il dispensait aux nouvelles recrues dans ce nouveau monde. Après tout, il y avait tout à refaire, ici. Tout à reconstruire. Enormément de travail, donc, mais Chishiya ne s’en plaignait pas. Pas quand il avait repris, petit à petit, goût à ce qu’il faisait. Parce que rien n’était établit, ici. Ni hiérarchie, ni prérogative inutile. Et si la société, par nature, par essence même, reproduisait d’elle-même certains des privilèges qui avaient vicié la société du monde dont il venait, ceux-ci n’avaient pas encore atteint l’hôpital. Ceux-ci n’avaient pas encore atteint le service de pédiatrie où exerçait Chishiya. Et personne n’avait encore tenté de lui ordonner de faire passer un patient avant un autre sous prétexte que sa famille était prête à payer des sommes folles en compensation d’une vie sacrifiée. Alors certes, ce n’était pas son monde. Mais Chishiya ne pouvait pas vraiment dire qu’il regrettait certain de ses aspects les plus délétères. Bien au contraire.

Mais même s’il retrouvait enfin un sens à son métier, à sa vocation, Chishiya appréciait néanmoins de pouvoir profiter de quelques heures de calme. Et le parc était l’endroit rêvé pour cela, malgré les badauds qui s’y promenaient, les rires qui y retentissaient, les cris qui accompagnaient les jeux des enfants. Parce qu’ici, il ne croisait personne de sa connaissance. Ici, il n’y avait que des inconnus, de ceux qu’il ne recroiserait jamais probablement de sa vie. De ceux qu’ils ne voyaient même pas, inconnu vêtu d’un pantalon noir et d’un sweat blanc, la capuche rabattue sur une chevelure un peu trop longue. Il n’était qu’une silhouette parmi d’autres. Ils n’étaient tous que des silhouettes, anonymes parmi les anonymes. Juste du calme. De ce calme dont Chishiya aimait profiter à chacune de ses journées de libre.

Et puis aujourd’hui, il y avait eu une silhouette plus remarquable que les autres dans son extrême banalité. Une silhouette aux cheveux tout aussi noirs que son costume de salary man, que la monture des lunettes qui trônaient sur son nez et qu’on ne pouvait pourtant qu’à peine distinguer alors que l’homme était penché sur une table d’échec. Une silhouette qu’il n’aurait même pas dû remarquer parmi toutes les autres. Pourtant, une silhouette qu’il n’aurait pu manquer pour rien au monde. Il ne savait pas exactement pourquoi, Chishiya. Mais avant même qu’il ait pu réellement y penser, son pas nonchalant venait de le conduire jusqu’à cette table d’échec à laquelle l’homme jouait, seul. Et c’est avec le plus grand naturel, le plus grand flegme, que Chishiya se permis de prendre place en face de lui, son éternel sourire léger aux lèvres, alors que l’autre homme vient prendre un pion adverse dans une intense concentration : « Sa vie avait donc moins d’importance que les autres ? » Le ton est légèrement ironique, comme à son habitude, même si Chishiya ne sait même pas vraiment pourquoi il vient de prononcer ces mots. Mais ce sont les premiers qui lui sont venus. Et ils lui semblent des plus… appropriés. Même s’il ne pouvait pas encore comprendre pourquoi.

Kuzuryu est un homme de peu de mots, dont les mouvements du visage et la gestuelle sont taiseux, profondément contrôlés. Aussi, l’avocat se souvient distinctement de son dernier sourire ; de l’avoir ourlé en accueillant une profonde libération.
Quasiment toute sa vie il avait côtoyé des règles qui tordaient sa morale et enterraient son idéalisme, en ayant la faiblesse d’être partie de ce système profondément asymétrique. Dans son monde d’origine la loi n’existait pas pour protéger les faibles des puissants mais pour préserver les fortunes, n’avait pas pour raison d’être et pour socle l’égalité entre les Hommes mais choisissait une valeur pour chaque vie. Dans les Borderlands il avait voulu ériger un système selon lequel tous auraient les mêmes chances – il l’admettrait aujourd’hui, c’était aussi pour fuir le fait de devoir favoriser un parti, pour ne pas avoir à trancher lui-même qui méritait de vivre et sur quels critères.
Il ne savait pas par quels principes conduire son existence, quelle philosophie était la bonne et la plus susceptible d’être juste et justifiée. Il s’attelait à l’égalité comme on bâtirait un rempart agnostique. Il s’emprisonnait dans un questionnement existentiel sans solution.
Et puis il put enfin sourire, pleinement, parce qu’on l’avait placé face au choix qu’il voulait à tout prix éviter, Chishiya s’était rendu totalement vulnérable face à lui, l’avait mis en position de puissance totale et Kuzuryu avait ainsi pu décider. De ne pas faire usage de cette puissance sur un homme dont le flanc était exposé. C’était ainsi qu’il voulait vivre sa vie, ainsi qu’il mourait en homme libre.

Nowhere était une page à la fois vierge et encombrée à son arrivée, avant la formation du Conseil. Tout était à faire à partir d’un existant multiple et hétérogène ; comment concilier la loi à partir d’un peuple venant d’époques séparées de plusieurs siècles et constellé de cultures qui ne partagent parfois aucun dénominateur commun ? Sans une ligne légale bien plantée le chaos ne s’installerait que trop vite, sur les braises du désespoir et de la confusion généralisée. Alors, l’avocat fort des leçons apprises en exhalant son dernier souffle mais jamais mises en œuvre, a choisi d’aider à la formation d’un équilibre légal et à la défense des démunis. Ce monde n’était pas encore gangréné par le poids écrasant des puissants, il était encore temps de construire un système protecteur. The Heart est construit de sorte à être le quartier le plus social, disposant de nombreuses prises en charge et d’institutions spécialisées dans l’accueil et l’accompagnement des réfugiés. Kuzuryu a fait voter un certain nombre des lois afférentes et a piloté des recherches approfondies sur ConneXions dans le cadre des évènements récents.

Aujourd’hui, il n’est qu’une silhouette parmi le mouvement des autres. Attablé devant son jeu, les mains scellées sous son menton, l’avocat observe la matinée décliner en l’attente de l’ouverture de la prochaine session du conseil, dont l’objet sera la récente catastrophe sanitaire qui s’est abattue sur le centre des affaires de Nexus. Le quadragénaire y fera remonter des rapports incriminants sur la mégacorporation implantée, surtout dans le quartier du progrès, dans des branches névralgiques.
Alors que sa main conduit un pion à en abattre un autre, qu’il réfléchit au nombre des pertes à déplorer des suites de l’épidémie, le visage grave mais placide, un homme s’assoit face à lui.
Cet homme, aux traits juvéniles contrastés par des expressions sarcastiques, n’est pas un inconnu. Les yeux froids de l’avocat s’animent d’un élan de chaleur rare car bien déchiffrable ; cette chaleur s’insinue lentement jusqu’à son torse. Il savait qu’il était possible de recroiser certaines personnes de son univers d’origine, il avait espéré le revoir, lui, en vie. « Il s’agissait d’un pion donc une pièce faible, certains le diraient sans valeur. Ce n’est pas mon avis. » Malgré l’émotion et la surprise sa voix est basse est mesurée. « Et vous, quelle valeur accorderiez-vous à un pion ? » Glisse t-il en l’observant sans rien laisser paraître.

Il avait su, Chishiya, qu’il devait venir prendre place face à cet homme, à peine avait-il posé les yeux sur lui. Une réaction irraisonnée, guidée par aucune logique. Et pourtant, c’était ce qu’il devait faire. Ce qu’il avait envie de faire, profondément, sans pouvoir s’expliquer exactement pourquoi, alors même qu’il risquait fortement de déranger ce féru de solitude – pas que cela ait pu l’arrêter, ceci-dit, il y a longtemps que Chishiya ne s’arrêtait plus à ce type de considération sociale s’il pouvait, lui, en retirer quelque chose. Mais lorsque l’autre relève les yeux vers lui, lorsqu’il peut voir, l’espace d’un instant, cette étrange lueur venir réchauffer son regard, il sait qu’il ne pouvait en être autrement. Qu’il n’aurait pu les éviter, ni cet homme, ni cette rencontre. Et s’il n’en est que d’autant plus curieux, cela lui convient, à Chishiya. Il y a bien longtemps qu’il n’avait eu autant le sentiment de se sentir, 6justement, aussi à sa place. Et cela même sans compter cette impression de déjà-vu qui accentue, l’espace d’un instant, ce sourire débordant d’ironie qui vient constamment ourler ses lèvres.

Chishiya est d’ailleurs presque surpris lui-même de ne justement ressentir aucune surprise quand l’autre homme, loin de s’étonner de sa présence ou de ses mots quelque peu cryptiques, lui répond en semblant reprendre le fil d’une ancienne conversation interrompue inopinément. Un instant, le sourire sur ses lèvres perd un peu de son ironie quand leurs regards se croisent de nouveau, avant que le jeune homme aux cheveux de cendre ne porte son attention sur le plateau. Il y a quelque chose d’étrange à sentir ce regard scrutateur sur lui, comme si l’autre pouvait lire bien au-delà de son attitude nonchalante et presque jusque dans son âme. D’étrange, oui, mais de pas réellement désagréable. Comme s’ils se connaissaient. Et comme s’il savait déjà que cet inconnu ne saurait faire, quoi qu’il puisse trouver dans l’obscurité de son esprit, de mauvais usage.

Alors il prend son temps pour lui répondre, Chishiya. Les yeux fixés sur le plateau qui s’étale devant lui, il pèse ses mots, peut-être plus qu’il ne l’a jamais fait. Puis, alors que ses doigts fins viennent se refermer sur l’un des pions passé presque inaperçu dans un coin du plateau, il l’avance d’une case, faisant résonner le tac si caractéristique du bois contre la pierre. Et représentant, pour le jeu de l’autre, un nouveau danger probablement inattendu. « Je penses qu’il n’y a qu’un fou qui considèrerait que le pion n’est qu’un faible. Il pourrait abattre le plus puissant des rois. » Et, de fait, le mouvement précis pourrait bien en arriver à bloquer toute défense possible, même s’il est impossible pour la petite pièce de provoquer précisément un échec et mat. Et Chishiya de relever les yeux pour répondre, avec une sincérité dont il ne fait que rarement preuve, même envers lui-même :  « La même qu’à toute autre. Il n’est qu’un rouage dans l’immense machine. Mais il mérite autant sa chance que la reine en personne. » Comme toute autre. Comme toute vie. Parce qu’il sait, il sent, Chishiya, que derrière cette discussion toute simple, il y a bien plus d’enjeux. Qu’ils ne parlent pas que d’un jeu d’échec, disputé presque malgré eux dans ce parc, en cette douce fin de matinée. Mais il ne voudrait, en cet instant, être nulle part ailleurs qu’à cette place.

Depuis qu’il est à Nowhere, l’avocat s’est voué corps et âme au travail, embrassant cette nouvelle existence en accord avec des valeurs désormais nettes, il n’a pour ainsi dire vécu que pour construire un avenir à la population et un cadre légal qui garantirait sa sécurité. Il s’est méthodiquement escrimé contre de nombreux projets de loi qui favorisaient les intérêts privés et la perpétuation des inégalités, est connu pour son intransigeance et le peu d’émotion que l’on pouvait lire en lui, pour son absolue discrétion en dehors des sphères décisionnaires. Impersonnel.
Car il ne s’est jamais attardé sur lui-même, à part lorsqu’il s’autorisait à penser à lui. A celui qui avait été l’élément déclencheur de sa libération et grâce à qui il pouvait entreprendre la création d’un système équilibré en connaissant la limite de l’acceptable. Chishiya le faisait aussi espérer à titre individuel, il espérait le revoir.

Le revoir est donc une bénédiction et, s’il aimerait le remercier plus amplement, le moment invite à un débat d’idées en miroir de celui qu’ils ont eu dans les Borderlands. L’avocat se demande si Chishiya le teste, mesure encore une fois ses principes maintenant qu’ils sont dans ce nouvel environnement. Afin de vérifier s’ils ont dévié. Il en déduit que sa position de conseiller lui est inconnue et que l’autre homme ne s’est conséquemment pas impliqué dans la politique – sans quoi ils se seraient sans doute retrouvés plus tôt.

Kuzuryu remonte ses lunettes sur l’arrête de son nez. Il tutoie une forme de satisfaction, de réassurance, lorsque la réponse du cendré est versée mais son visage n’en dit presque rien, un sourire ne fait qu’effleurer l’angle de ses lèvres. Il s’y attendait et reconnait bien là le jeune homme face à lui, son attitude désinvolte qui dissimule un surprenant idéalisme. « En effet, même un pion peut mater si on lui en donne la possibilité. Votre réponse est à la fois louable et stratégique. Je constate que ça n’a pas changé. » Dit-il avec mesure même si une certaine appréciation se lit dans ses yeux. 
Kuzuryu replace les pions tombés sur l’échiquier et, une fois le plateau en ordre, il le retourne de sorte à offrir les blancs. Il invite Chishiya à jouer une partie contre lui. C’est singulier de lui proposer un jeu, bien distant des enjeux du précédent et c’est étrangement réjouissant. Kuzuryu se constate ressentant, probablement soulagé. Il ne s’était pas autorisé une conversation à hauteur d’homme depuis fort longtemps et, celle-ci, est plus que significative. Plus que ce qu’il aurait pu espérer. « Que faites-vous dans ce nouveau monde ? » Une vaste question, à laquelle Chishiya répondra comme il l’entendra. Toute réponse sera, Kuzuryu n’en doute pas, porteuse d’intérêt et certainement révélatrice. C’est aussi l’occasion pour le conseiller de se dévoiler en retour si la question lui est retournée.

Chishiya ne comprend pas vraiment pourquoi, mais le sentiment qui étreint sa poitrine à faire face à cet homme, à échanger avec lui ces quelques mots, a une chaleur étrangement agréable. Il en ressent même presque un privilège, lui qui pourtant n’a jamais porté plus d’attention que cela à la position sociale de ses interlocuteurs pour exprimer son avis. Et, en réalité, il n’a même aucune idée de la position sociale de cet homme. Pas plus que de son identité. Il sait simplement que, alors qu’il n’a jamais cru au destin ou à quelconque autre événement de ce genre, ils ne pouvaient se trouver ailleurs ni l’un, ni l’autre, en cet instant. A partager cette discussion aux contours flous, aux buts obscurs, mais qui semble être en cet instant la plus importante de celles qu’ils aient pu mener dans leurs vies jusqu’alors. Une discussion qui ne se prête guère, pourtant, au bruissement du vent dans les feuilles des arbres, à la douce lumière du soleil qui réchauffe l’atmosphère peu à peu. Et sous les yeux d’un Chishiya d’habitude peu enclin aux délires et autres hallucinations, c’est comme si le décor s’assombrissait, comme si des murs apparaissaient en transparence derrière cet homme étrange. Comme s’il avait bien plus sa place dans un lieu fermé, plus sombre. Plus strict. Un peu comme un tribunal…

Il cligne des yeux de surprise, Chishiya, étonné lui-même du cours de ses pensées qui semblent s’échapper loin de ce qu’il connaît pourtant le mieux, loin de toute son habituelle logique. Mais la logique a-t-elle encore vraiment sa place dans ce monde étrange, dans cette ville de Nowhere où les héros de papier glacé côtoyait de simples gens, où des magies et des technologies dont il n’aurait jamais même pu avoir idée venaient se mêler si naturellement ? Non, cela fait longtemps que toute logique semble avoir disparu et que Chishiya a l’impression de se laisser porter dans cette nouvelle vie, dans ce nouveau monde, comme la petite Alice avait fini par se laisser porter au milieu des Merveilles d’un pays qui ne trouvait son existence que dans son imagination. Pourtant, elle n’a jamais été aussi en adéquation avec ce qu’il le souhaitait réellement, sa vie. Et il lui semblait avoir trouvé en cet homme en face de lui une personne avec qui il était, pour la première fois, capable de partager ces valeurs qu’il voulait suivre désormais.

Même si les mots de l’homme en face de lui le perturbent, soudain, plus que ce à quoi il ne s’attendait. Car la satisfaction qui était sienne en voyant l’autre réarranger le jeu et le tourner dans son sens, l’invitant clairement à continuer, est soudain brouillée par les mots que l’autre prononce. Des mots qui, contre toute attente, s’accompagnent de flashs soudain qui prennent Chishiya plus encore par surprise qu’il ne l’était jusqu’alors. Et que, pour la première fois depuis très longtemps, cela se voit sur son expression. Sur son sourire qui s’efface un instant, ses yeux qui se plissent. Les rides qui se creusent sur son front. Sur sa main qui vient se porter à sa tête, juste l’espace d’une seconde, pour tenter d’y contenir la douleur qui vient d’y jaillir subitement.

Une balance. Une odeur de brûlé. Un sentiment de peur. Et des chiffres. 0. 1. Ou 100.

« Vous semblez en savoir plus sur moi que je n’en sais sur vous. Cela est des plus intrigants. » Un signe de tête, comme pour balayer sa propre réaction, autant que pour le remercier sur le compliment qui venait de lui être fait. Il n’était pas pour autant question d’oublier cette histoire de pion, mais chacun semblait pour le moment avoir la satisfaction des informations récoltées. Ils n’oublieraient pas, non. Mais c’est comme si ce simple pion pouvait leur permettre, au contraire, d’avancer plus loin encore. Lentement, ses doigts se referment sur la figure de bois sculptée représentant l’un de ses cavaliers et, sans une autre hésitation, Chisiya le fait avancer, engageant avec l’autre une partie qu’ils disputeraient, ensemble. Une partie qui n’appartiendrait qu’à eux. « Il paraît que je sauve des vies. Et que je forme ceux qui les sauveront demain. » Le retour de cette voix un peu trop lente, de ce cynisme sous-jacent. Chisiya voulait réellement de nouveau croire en ce qu’il faisait, oui. Mais il savait que les dérives pouvaient apparaître à tout instant. Et que si tel était le cas, il lui faudrait clairement se battre, cette fois, pour toutes les éviter. Parce qu’il ne laisserait jamais ce qu’il avait déjà vécu arriver de nouveau. Sans comprendre pourquoi.

Sans savoir que la réponse, en réalité, se trouvait juste en face de lui, juste en cet instant.

Kuzuryu discerne la surprise qui se fraye un chemin sur les traits du jeune homme. Si sa propre expression demeure inchangée, presque monolithique, les suppositions s'alignent immédiatement car il n'est, pour ce qu'il connait Chishiya, pas habitué à voir son attitude dévier de la placidité frondeuse. L'avocat ébauche des scénarii qui expliqueraient cette réaction si lisible et l'un d'entre eux se trouve confirmé par les mots du cendré, qui annoncent frontalement une amnésie partielle. Peut-être Keiichi est-il légèrement piqué par la déception, un sentiment fort personnel pour quelqu'un d'aussi oublieux de sa propre individualité, il le remarque et le notifie, mais il n'est guère étonné. Le conseiller est suffisamment renseigné sur Nowhere pour savoir que certains oublient des franges de leurs souvenirs en y apparaissant. Il sait, pour avoir participé à la fondation d'institutions d'accueil et par logique, à quel point cela peut affecter l'identité même.
Mais Chishiya lui apparait, à cet oubli près, égal à lui-même et bien inséré dans cette nouvelle société. Ces connaissances perdues sont-elles donc réellement un manque ?

Ses traits se froncent légèrement. Voilà qui ouvre d'autres questions, quelles soient éthiques ou plus empathiques. Est-il en droit de replonger l'autre homme dans les Borderlands ? Chishiya lui demande de rétablir l'égalité de leurs savoirs respectifs mais le jeune homme est-il seulement en mesure de prendre cette décision sans savoir ce qu'il a oublié et l'ampleur de la possible charge traumatique ? D'un autre côté, moins avoué, Kuzuryu hésite via lui-même ; quelque chose le retient de reparler de son jeu. Son statut de citoyen des Borderlands n'est pas quelque chose dont il est, ici et maintenant, fier. Parce qu'il donnait à voir une fuite, une forme de compromission.  Mais il est prêt à assumer.
Lorsque Chishiya lui révèle la nature de son activité à Nowhere, Kuzuryu n'est pas plus étonné. La médecine est un domaine dans lequel il s'imaginait bien le jeune homme, de par son idéalisme mais également en observant son cynisme, sûrement aiguisé par des injustices vécues et endossées. Si tel est bien le cas, leurs passés se recouperaient et cela tendrait à expliquer cette étrange connexion.
L'avocat prend le temps de la réflexion et de la délibération avant de glisser son pion sur le plateau, avant d'ouvrir la bouche et de desceller ses doigts. Il en arrive à penser qu'il n'est pas plus en droit de retenir des informations sensibles qui concernent l'autre homme.

Il doit rétablir l'égalité mais avance prudemment. "Nous nous connaissions mais cela date d'une autre vie. Je tiens toutefois à vous prévenir ; ces souvenirs sont chargés et difficiles. Souhaitez-vous réellement que je vous les restitue ? " Une part de lui ne doute pas que Chishiya souhaitera aller au-devant d'eux mais il lui laisse le choix. Il peut toutefois égaliser la situation en lui donnant des informations à son sujet, qui datent de Nowhere. "Je suis l'un des conseillers de The Heart." Annonce t-il sobrement, sans fierté qui serait corrélée au titre - cela n'aurait pas de sens car cette fonction relève du devoir. "Ce que vous faites est noble. La Ville a besoin de personnes comme vous pour gagner un équilibre." Ajoute t-il avec une pointe de chaleur dans la voix, peut-être brièvement amusé par la manière désinvolte dont Chishiya s'est présenté.
Une question parcourt ses pensées depuis maintenant quelques instants. "J'imagine que vous avez été mobilisé dans le cadre de la crise sanitaire ayant touché Nexus ?" Il le lui demande par curiosité, pour savoir quelles seraient ses déductions et son positionnement.

Il en a fait enrager plus d’un, Chishiya, dans son enfance et en fait, tout au long de sa scolarité, de sa vie, même. Son attitude nonchalante, son je-m’en-foutisme apparent et, malgré cela, sa manie d’avoir réponse à tout. Loin d’attirer l’admiration de son entourage, il agaçait. Il irritait. Il excédait, même. Très souvent. Trop souvent. Parce qu’il savait avant de poser les questions pour apprendre, parce qu’il semblait pouvoir y répondre sans rien avoir à demander. Et il insupportait, Chishiya. Sans que personne ne se rende jamais compte que tout ce qu’il savait, il l’apprenait simplement en observant. En analysant. En prêtant attention à chaque détail autour de lui, à chacun de ceux qui l’entouraient. Desquels il n’avait pas besoin de s’intéresser plus en avant, puisqu’il parvenait toujours, quoi qu’il arrive, à les comprendre. Leurs idées, leurs intentions. Le fil de leurs pensées dont il avait l’impression de pouvoir se saisir et le dérouler telle une pelote de laine, alors même qu’ils tentaient toujours de se cacher, de se dissimuler. C’était trop simple, trop souvent. Et c’était là une qualité de Chishiya qui pouvait bien vite se transformer en défaut.

Pourtant, cet homme en face de lui, lui parvient à faire naître sa curiosité, dans un sentiment de familiarité dont il ignore l’origine. Cet homme qui le connaît, au-delà de ce que Chishiya n’aurait pu le penser. Cet homme qu’il connaît, il en est certain, désormais. Sans parvenir à comprendre les images qui s’associent de plus en plus vite à sa simple présence. Sans comprendre, surtout, comment il a pu ainsi l’oublier. Parce qu’il n’oublie rien, Chishiya, en tout cas, rien d’important. Et cet homme, il le sait, est de la plus haute importance dans sa vie. Même s’il ne comprend pas pourquoi. Pas encore, en tout cas. Et que s’il n’en montre rien paraître, il a, un instant, l’envie de le secouer, ne serait-ce que métaphoriquement. Pour qu’il lui en dise plus, même si cette vérité doit le blesser. Parce que s’il y a bien une chose qu’il déteste par-dessus tout, c’est celle de ne pas savoir.

Jusqu’à ce qu’il ait l’impression d’un nouveau flash, d’une lumière presque aveuglante qui s’allume soudain dans son esprit et le laisse presque pantois. Ca ne dure qu’une seconde, qui lui paraît une éternité. Une seconde, qui suffit pour faire naître sur ses lèvres un véritable sourire, alors que s’échappe, juste dans un souffle, un simple mot, un simple nom. Son nom. « Kuzuryu-san… » C’était là, l’élément manquant. Celui qui devait raviver une mémoire oubliée. Celui qui devait réveiller les souvenirs de ces Borderlands, ces jeux qui n’avaient jamais réellement existé et pourtant si réels, ce monde entre mort et vie, entre vie et mort, dans lequel il s’était retrouvé plongé après ce tragique événement de Shibuya. « Votre jeu était probablement le plus juste auquel je n’ai jamais joué. » Les souvenirs lui reviendraient petit à petit, à n’en pas douter. Mais cela était une certitude. Ils ne s’étaient jamais beaucoup fréquenter, pourtant Kuzuryu était loin, si loin d’être un étranger.

A l’énoncée de sa fonction, le sourire de Chishiya retrouve toute sa mordante ironie habituelle et il se permet même de se fendre d’un signe de tête dont le respect confère presque à de l’obséquiosité, amusé malgré lui – et peut-être, aussi, avec cette pointe de fierté aussi soudaine qu’inattendue. « Eh bien, monsieur le conseiller. Cela vous va particulièrement bien, je trouve. » Comme toujours avec Chishiya, les mots hésitent entre moquerie, quoi que plus gentille qu’à son habitude, et véritable compliment. Il est pourtant sincère dans ce qu’il dit, le jeune médecin. Il avait pu déduire, à l’époque, que celui qui ne s’était portait le titre de roi de carreau, mais qui pourtant ne s’était jamais présenté comme tel, avait été avocat. Mais quelque chose lui disait que ce rôle de conseiller lui siérait bien plus, dans cette nouvelle vie.

Cependant, à l’énoncée de l’épidémie qui a frappé Nowhere, le sourire de Chishiya, tout comme son regard, perde toute once de joie. Parce que son instinct a été immédiatement mis en alerte quand il a été appelé en renfort par l’Université, même si son poste de médecin est normalement basé à The Heart. Il sait que quelque chose ne va pas, avec cette épidémie, oui. Et le fait que son interlocuteur lui en parle ne fait que renforcer ce sentiment de méfiance déjà largement prégnant. « J’y étais, oui, et nous avons fait tout ce que nous avons pu. Mais il y a quelque chose de plus, dans toute cette histoire, n’est-ce pas ? » Il lui est plus d’une fois arrivé, à Chishiya, de feindre l’ignorance pour tenter de glaner quelques informations. Mais il sait d’avance que Kuzuryu n’en serait pas dupe. Et il sait surtout que de lui, il n’a aucune raison de se cacher. Et il n’en a aucune envie non plus.

Dans sa première vie, il a pu constater à quel point la société était corrompue et imparfaite. Il pensait qu’il était inutile de se battre pour l’égalité tant que la dynamique et les fondements du système n’étaient pas modifiés. Rien ne pouvait réellement le surprendre assez pour lui rendre de l'espoir.
Au fond il avait perdu foi en l'humanité. Il aurait pu refuser le statut de citoyen et retourner dans l'ancien monde s'il avait su pour quoi et comment se battre.
C'est Chishiya qui lui a permis d'être de nouveau surpris, de déterminer pour quels principes il voulait vivre : protéger les faibles des puissants. C'est grâce à l'homme qui se trouve devant lui qu'il a pu accepter une nouvelle vie à Nowhere et s'y engager pleinement, avec une boussole.
Et le cendré le surprend de nouveau, cette fois à un tout autre niveau. Il est le premier à prononcer son nom avec un sourire si sincère dans la voix -  ceux que Chishiya ourlent sont d'ordinaire piquants et ceux auxquels Kuzuryu est habitué sont polis et standardisés, ne lui sont pas réellement destinés. Le conseiller éprouve un instant de flottement durant lequel ses émotions se hissent en première ligne, chose rare chez celui qui n'infléchit jamais le cours de ses pensées. Il réciproque les salutations d'un hochement de tête léger, en y glissant un sourire feutré, qui se dessine avec autant d'honnêteté que lorsqu'il a été libéré de ses fardeaux. Il est conscient qu'une part des souvenirs de l'autre homme s'est réveillée et que celle-ci sera sans doute lourde, même pour quelqu'un qui compartimente autant que Chishiya. "Je répondrai à toutes vos questions, si toutefois vous en avez encore." Ajoute t-il immédiatement, ne comptant pas le laisser seul en proie aux réminiscences. Kuzuryu est prêt à être franc à n'importe quel sujet et même si cela doit tenir l'image que l'autre homme se fait de lui. Même s'il soit parler de lui avant d'avoir été une figure.

Keiichi était criblé par la culpabilité, celle d'avoir participé à un système inégal, alors il a voulu comprendre la valeur d'une vie et pour cela, construire un jeu dans lequel tous auraient les mêmes chances de l'emporter. Les mots que l'autre homme utilise pour décrire son épreuve le touchent profondément, au-delà des mots. "C'était bien le but recherché." Il y a de la reconnaissance au creux de ses micro-expressions.
Il aurait pu lâcher un rire s'il avait été suffisamment expressif, tant la désinvolture de son adversaire est rafraîchissante. Parce qu'elle sonne juste, lavée de toutes les précautions qui réduisent la vérité et pourvue d'une grande pertinence critique. "C'est grâce à vous que mon jeu a trouvé son sens." Il le lui dit sans mal, l'onyx de son regard luisant plus qu'à l'accoutumée. Il attendait de pouvoir le faire depuis longtemps. Il prend le semi compliment relatif à son statut à Nowhere sans s'encombrer d'une fierté indue. "Sauver des vies ne vous va pas mal non plus." Qu'il rétorque, conscient que l'attitude du cendré peut laisser croire à une certaine indifférence, certainement portée en égide, mais à laquelle il ne croit pas, pas en profondeur. C'est aussi une façon d'exprimer à mots voilés que Chishiya l'a sauvé d'une vie dénuée de sens.

Le moment en flottaison, indescriptible mais agréable, prend une pause. Le sérieux remonte sur les traits de l'avocat qui scelle de nouveau sa posture en joignant les mains devant lui. "Il y a bien quelque chose de plus. La souche du virus est parvenue du jour au lendemain aux laboratoires de The Heart, je tiens d'un autre conseiller qu'il s'agirait d'un don anonyme. La date de ce don coïncide au lendemain d'une effraction dans les locaux de la mégacorporation ConneXion. Même si, selon les communiqués officiels, rien n'y aurait été volé." Il observe les mouvements sur le visage de l'autre homme et avance méticuleusement son deuxième pion. "Corrélation n'est pas causalité, j'en suis conscient. Mais ce qui est intriguant c'est que The Heart a reçu pour consigne de ne pas communiquer sur l'obtention de cette souche, même si elle est à l'origine du vaccin qui a permis la levée de la quarantaine. Il m'est avis que ConneXion est la responsable et que son influence est encore assez grande pour que celui ou celle ayant récupéré la souche soit tenu à la plus grande des discrétions." C'est dit sans une once d'hésitation.

Chishiya le sait, il y a des souvenirs qu’il aurait mieux valus garder enfouis. S’il n’en connaît pas encore tous les détails, encore moins tous les tenants et les aboutissants, il a d’ores et déjà conscience que ce qu’il découvrira dans les tréfonds de sa mémoire ne sera pas forcément toujours reluisant. Mais il sait aussi qu’il préfère cela à être resté amnésique pour toujours. A ne pas s’être souvenu de cette leçon reçue dans cet ancien tribunal, sous l’odeur nauséabonde des corps brûlés par l’acide. S’il n’avait qu’un reproche à lui faire, d’ailleurs, ce serait peut-être celui-ci, cette cruauté dans la mort, cette douleur dans le châtiment. Mais peut-être en obtiendrait-il les réponses, plus tard. Pour le moment, il est juste temps pour lui de se réjouir de cette mémoire retrouvée. Car tous les poids revenus en force peser sur sa conscience ne sauraient contrebalancer le souvenir de ce jeu, de ces quelques instants dont il avait presque l’impression qu’ils avaient été volés, tant ils avaient été précieux. Alors non, Chishiya ne regrettait pas le retour de ces souvenirs. Et si lorsqu’il le sourire redevient un peu plus moqueur, un peu plus amusé, lorsqu’il secoue légèrement la tête avant de répondre, sa voix n’en retrouve pas pour autant tout son habituel mordant : « Elles attendront nos prochaines rencontres. » Car oui, il espère le revoir, et pas simplement une fois, si l’autre accepte – et il est rare, pourtant, que Chishiya soit aussi direct dans de telles demandes. Mais il s’en souvient, à présent, à quel point cette rencontre a changé sa vie. A quel point le discours de cet homme, ses choix, son sacrifice, même, ont fait de lui celui qu’il est devenu, lui, le médecin désabusé pour qui rien ne semblait plus compter depuis si longtemps. Et si son regard se perd un instant dans une vague nostalgie, ça n’est que parce qu’à l’image de l’homme vient se superposer celle de son cadavre alors qu’il assumait, en son âme et conscience, sa propre mort : « Je n’ai jamais autant regretté d’avoir gagné un jeu. » Une confidence qu’il ne ferait probablement à personne d’autre, mais c’est différent, avec Kuzuryu. Tout est différent, avec cette homme. Car si leurs caractères sont visiblement si différents, l’un, bien trop sérieux, l’autre, beaucoup trop indifférents, ils se ressemblent pourtant bien assez pour se comprendre. Peut-être comme personne ne l’a jamais compris auparavant.

Ils se comprennent, oui, eux qui ont tous deux eut affaire à un monde corrompu, où les idéaux ont été bien trop tôt étouffés, gangrénés par l’argent. Et si Chishiya en croit ses observations, aussi bien passées que présentes, un argent qui, comme pour lui, n’a jamais servi à son propre compte, juste pour ceux qui pensaient pouvoir diriger le monde – et il ne se trompait jamais, le jeune médecin, ou peut-être juste quand c’était les émotions pures et non la logique qui entrait en ligne de compte. D’ailleurs, s’il accepte le compliment avec un signe de tête reconnaissant et ne dissimule pas, dans les coins de son sourire, le plaisir qu’il prend à le recevoir de cet homme, avec toute la discrétion habituelle que nécessite ce type d’émotion, il n’en écoute pas moins attentivement ses explications. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne lui plaît pas. Il n’a aucune raison et cela ne lui viendrait pas même une seconde à l’idée que l’autre ne puisse pas être parfaitement sincère et honnête dans ce qu’il lui dit, encore moins qu’il ne soit pas dans le vrai : Kuzuryu est un homme sérieux et s’il lui fait part de ses soupçons, Chishiya est tout prêt à y croire lui-même sans les remettre en doute une seule seconde. Mais les faits sont graves et sous-entendent que la mégacorporation dont il est question est probablement bien plus dangereuse ce que lui-même avait pu penser jusqu’alors. Et l’ironie qui vient de nouveau teinter ses mots est moins amusée, légèrement plus corrosive qu’en temps normal.

« La nature humaine reprend bien trop vite ses droits, même ici » Enfin, humaine, ou autre, puisqu’il savait bien que certaines espèces extraterrestres s’était retrouvés ici – plus rien ne pouvait l’étonner à ce propos, d’ailleurs. Peu importe, au fond, ce qui comptait, surtout, à ses yeux, c’est que Nowhere, et particulièrement The Heart, ne tombent pas dans les mêmes méandres que son monde. Et c’était bien grâce à Kuzuryu qu’il était prêt à se battre pour cela. « Je peux facilement avoir accès aux tests qui ont été menés, aussi bien à l’hôpital de The Heart, auxquels j'ai participé, que dans certaines zones de Nexus. Je suis un simple médecin, brillant, mais sans aucun lien avec la politique. Il ne devrait pas m’être impossible d’en découvrir plus. » Il ne pouvait pas exactement monter un plan ici, sur un bout de jeu d’échec. Pourtant, son ton est redevenu neutre, il expose juste des faits, alors qu’il avance d’un geste presque nonchalant le fou de sa reine. Il ne sait exactement dans quoi il se lance. Mais si Kuzuryu est bien en train de lui proposer d’agir, il le fera. Plus seulement pour sauver sa vie. Mais pour sauver toutes les autres également

Kuzuryu hoche la tête en signe d'assentiment, un sourire au bord des lèvres. La volonté du jeune homme se fait claire quant au fait de le revoir et le conseiller respecte cette franchise libérée autant qu'il adhère à l'envie. Il n'a pas pour habitude de côtoyer personnellement d'autres âmes ni même de recevoir pareille invitation, retranché qu'il l'est derrière le devoir et son exécution. Cependant c'est différent avec Chishiya, cet homme a éclairé son chemin et il veut le revoir. Cela va au-delà de la simple curiosité, ou de la gratitude, c'est de l'affectif qui ne se nomme pas, encore. C'est une première dans une vie bien solitaire.

Keiichi, même en connaissant le franc-parler de son interlocuteur, ne l'attendait pas sur un terrain aussi émotionnel que celui suggéré par le regret qu'il lui avoue. Le jeune homme est d'ordinaire taiseux concernant ses ressentis et l'ex-avocat est conscient de la valeur de ces mots, il est d'une certaine façon honoré de les recevoir. "Je n'ai jamais autant été satisfait d'en perdre un." Lui confie t-il en insufflant plus de chaleur dans sa voix jusqu'alors inexpressive. "Cela valait mille victoires." Et son sourire gagne en présence, s'intensifie, alors qu'il lui adresse désormais un regard direct. Kuzuryu ne veut pas que Chishiya garde un quelconque regret alors qu'il a tant appris de leur rencontre, qu'elle a fait de lui un homme libre. "Avez-vous terminé les jeux ?" Murmure t-il finalement alors que son sourire s'est fané. La corrélation n'est pas dure à deviner ; le conseiller s'inquiète du sort qui a été réservé à son interlocuteur et espère qu'il n'a pas connu la défaite. Mira Kano n'est pas simple à défaire, il la connait bien assez pour le savoir. Ses épaules se rigidifient légèrement plus alors qu'elles s'étaient détendues la minute d'avant.

Ils se comprennent bien assez pour que de simples mots suffisent à convoquer de l'immédiate compréhension. Le plus âgé devine à quels types de choix l'ancien médecin a dû être confronté pour développer un regard si cynique, une façade faite d'un tel marbre. Cela dit il entrevoit ce qui se joue derrière, les valeurs de l'autre homme ainsi que la considération qu'il est capable de donner - qu'il lui donne - ainsi que la manière dont il déplore la toute-puissance que certains s'octroient. "Certains voudront toujours jouir d'une position de puissance. C'était malheureusement prévisible dans ce nouvel univers et même s'il s'agit du dernier ; c'est pourquoi le système légal doit être irréprochable et ne pas favoriser ce type de déséquilibres.
Avez-vous identifié des dysfonctions dans ce système ?" La question est honnête, ouverte, car il fait confiance et à l'analyse et au jugement de l'autre homme. Peut-être se soumet il, et le Conseil avec, à son évaluation.
La proposition de Chishiya résonne sur ce ton pragmatique et réfléchi qu'il lui connait et, par comparaison, Keiichi se rend compte d'à quel point le jeune homme s'adressait à lui avec chaleur, personnellement. Les doigts de l'avocat se relient de nouveau sous son menton tandis qu'il délibère. "Je ne voudrais pas vous placer dans une situation compromettante." Il réajuste ses lunettes sur l'arrête de son nez. "Nous devrions en reparler... Lors de notre prochaine rencontre. " L'ex-avocat sort une carte de visite de la poche intérieure de son costume, un stylo, rajoute à la main son numéro de téléphone personnel avant de tendre la papier cartonné à son interlocuteur.