Every adventure requires a first step

Il y a des échanges qui savent se passer de mot, qui se suffisent d’un regard, de l’esquisse d’un sourire pour que les deux parties se comprennent. Etrangement, Shuntaro n’est pas surprit que ce soit le cas entre lui et Kuzuryu, moins encore depuis qu’il connaît sa véritable identité ; s’ils n’ont jamais été proches, du temps de la Plage, parce qu’ils ne se connaissaient pas, ils avaient des avis bien souvent similaires, déjà à cette période. Et là où elle n’aura duré que quelques minutes, moins d’une heure en tout et pour tout, l’épreuve qui les a vu s’affronter aura permis au moins cela. Car sous le regard perçant de cet homme, Shuntaro a l’impression d’être à nu, comme il ne l’a jamais été face à personne d’autre. Mais si cette compréhension silencieuse ne surprend pas le jeune médecin, bien au contraire, sa propre réaction est pour lui bien plus inattendue. Car ce qui devrait être des plus inconfortables ne lui procure en réalité qu’un profond réconfort, une chaleur qu’il laisse s’écouler dans son corps. Si l’autre homme n’a pas directement approuvé, il n’a pas non plus émis d’objection. Ils se reverront. Ce n’est pour cela qu’une question de temps.

Du temps. Ce qu’ils n’ont pas eu, la première fois, alors que leur échange s’est terminé bien trop tôt, interrompu par les règles de ce monde si cruel. Du temps. C’est ce qu’il aurait voulu, en réalité.  Il s’en souvient, désormais, de ce sentiment de regret que leur affrontement avait fait naître en lui. Pourtant, Chishiya en a vu mourir, des gens, dans les Borderlands ; il a en a même laissé sciemment perdre la vie, si cela devait l’aider à sauver la sienne. Et de cette épreuve, il s’en était sorti vivant, oui. Mais à quel prix ? Au prix de la vie de cet homme, qui a lui-même fait ce choix. Et qui, aujourd’hui encore, alors que l’amertume menace de saisir Chishiya à la gorge, en assume toutes les conséquences. Pire, encore : il semble ne pas renier cette décision un seul instant. Et Shuntaro ne comprend pas. Non pas ce qui a poussé cet homme à sacrifier sa vie, puisqu’il en a eu l’explication ce fameux jour, puisque ses propres choix en ont été le déclencheur. Mais plutôt, pourquoi l’émotion le prend lui-même ainsi sous ce regard on ne peut plus vivant. Tant et si bien qu’il lui faut quelques secondes, à lui qui a toujours réponse à tout, qui ne perd jamais ses mots, pour parvenir à maîtriser convenablement sa voix pour pouvoir lui répondre : « Faisons en sorte de ne plus jamais nous trouver dans ce type de situation. » Le coin du sourire de Chishiya a perdu toute mordante ironie ; ils n’ont aucune raison de s’affronter de nouveau, pour ce qu’en sait Shuntaro. Mais il fera en sorte, quoi qu’il arrive, que ce ne soit de toute façon plus jamais le cas. Ni de revoir jamais Kuzuryu mourir juste sous ses yeux.

Heureusement pour Chishiya, peu habitué à ressentir et donc à contrôler de tels débordements, Kuzuryu lui-même entraîne déjà la discussion vers un sujet moins dangereux. Les souvenirs ne sont encore qu’images flous auquelles le chirurgien tente de se raccrocher pour pouvoir lui répondre, avec cette sincérité qui semble définitivement de mise entre eux. « Pas moi, non… C’est ce jeune, Arisu. C’est lui qui est venu à bout de l’épreuve de Mina. Moi, j’ai simplement choisi de rentrer. » Une épreuve dont, il s’en rendait compte maintenant, il n’avait rien su, et pour cause ; tout avait été oublié avant qu’il ne puisse revoir le jeune homme. Tout ce dont se souvenait Chishiya de cette victoire, c’était ce choix qu’il avait lui-même fait. Celui de revenir. Et celui d’être enfin l’homme qu’il aurait dû toujours être.

Celui qui, à l’instar de l’ancien roi de carreau, à n’en pas douter, s’élèvera désormais contre ceux décrits par Kuzuryu, contre cette nature humaine qu’il méprise tant. Ceux qui se pensent légitime à écraser les autres pour acquérir plus de puissance, plus de pouvoirs. « Ils chercheront toujours un moyen de le contourner malgré tout. Mais vous me semblez  prêt à les arrêter, par tous les moyens en votre possession. » La droiture. La justice. Quoi qu’il en coûte. Chishiya prend cependant le temps de réfléchir à sa question, en toute honnêteté, pour lui apporter la réponse la plus complète possible : « Pas à The Heart, qui me semble pour le moment le quartier le plus équilibré, qui vient en aide au plus grand nombre jusqu’à présent. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai décidé d’y pratiquer. Mais Nexus et l’influence de ConneXion me laisse suspicieux, d’autant plus avec ces nouvelles révélations. Quant à Juggernaut… » Shuntaro laisse sciemment sa phrase en suspend, certain que Kuzuryu partage avec lui cet avis. Il peut comprendre, oui, que la situation de Juggernaut soit particulière, pour autant, il ne saurait approuver leur martialité. Mais, pour autant, Chishiya n’avait jamais spécialement prévu de s’y intéresser plus en avant ou, tout du moins, de s’y impliquer. Mais, une fois de plus, c’était avant de croiser la route de Kuzuryu. Une fois de plus.

Cette pensée accentue son sourire presque malgré lui, alors que sa voix laisse percer au travers de son amusement un peu de taquinerie : « Ne vous en faite pas, je sais me compromettre de moi-même. Et je ne me suis jamais laissé prendre. » Il choisi, sciemment, de ne pas évoquer ses anciens faits d’arme, mais Kuzuryu ne peut que constater qu’il n’est pas près de reculer. Pas quand l’enjeu semble aussi important. Pour Nowhere, tout d’abord… Mais aussi pour cet homme qui lui fait face. Et encore moins quand ses doigts se referment sur la carte que Kuzuryui lui tend. Parce qu’il sait à quel point ce simple bout de papier peut-être précieux. Il se doute que peu sont ceux qui peuvent se targuer d’avoir ce privilège, d’avoir accès au numéro privé en question. Et il sait surtout qu’il le gardera avec le plus grand soin, quoi qu’il arrive. « Bien sûr. Loin de toute oreille indiscrète. » Peut-être qu’il y a un peu de provocation dans la voix de Chishiya, mais il est aussi vrai qu’ils ne sauraient continuer à échanger sur un tel sujet dans un lieu public, pas si, comme le présume Kuzuryu, la situation représente un tel danger. Aussi, alors que Chishiya range la carte dans son portefeuille, il ajoute : « Je vous appellerai. Au plus vite. » Parce qu’il est pressé d’en savoir plus, bien sûr. Et parce qu’il est, même s’il ne l’avouerait pas ainsi, pressé de le revoir. Mais, à ses oreilles, cette proposition sonne le glas de leur discussion, aussi se décide-t-il, un peu contre son gré, à se lever. Avec en tête cette promesse silencieuse, toujours si présente. Ils se reverront bientôt.[/color]