Sous les feux de la vérité - Qrow

La nuit était le moment du doute, celui qui abaissait les barrières entre deux lieux, deux temporalités diamétralement opposées : où la sécurité d’une chambre à coucher au sein d’une cité en paix était assiégée par les débris des champs de bataille. Avec leurs lots d’odeurs, de tremblements et de sons hurlants, chacun annonçant bien scrupuleusement un danger, une perte, une opportunité. Dans ces instants où même l’obscurité n’aveuglait pas ses visions, le conseiller de Nexus se redressait, assis dans ses draps moites, ses poumons retenant un souffle qui pourrait le trahir face à ses ennemis.

Les pupilles torves, il constatait la présence dans ses draps tâchés de rouges la présence d’un pion abandonné entre les plis soyeux du linge sombre. Couronne de démence au milieu des ténèbres. Il tourna sa tête comme un automate à ses côtés, imprimant le visage pâle et inanimé de Qrow dans son esprit en état d’urgence. Les mains tremblantes, reposant avec faiblesse entre ses cuisses, il n’arrachait pas son regard fébrile de la face qu’il voulait voir éternelle et qu’il constatait déjà partie.

Conscient et inconscient, absent et présent, l’ancien général savait qu’il devait se médier des illusions qui pouvaient le submerger, qu’il devait sortir de la pièce et attendre que les cendres des combats passés cessent de brûler. Au moins atteindre le couloir pour y laisser ployer son corps en attendant. En attendant que la convergence de ces deux instants cesse et qu’il revienne chez lui. Chez eux

Cependant, un son doux arrêta sa retraite alors que Qrow laissait échapper un souffle caverneux et endormie. James se tourna vers lui en appréhension et observa son visage aux courbures douces dont l’âge n’avait pas enlevé la jeunesse presque naïve. Avec hésitation, ses doigts de métal passèrent comme une plume frissonnante sur sa pommette avant de glisser sur sa joue et de s’envoler. Et le conseiller prit chaque réaction pour se nourrir, fasciné. Recommençant et se nourrissant de ces souffles, de son odeur, de ses sons. Et bientôt la chambre était calme, les armées ayant désertées pour ne laisser que leurs deux corps derrières, reposant en paix.

Et James Ironwood admirait ce qu’il avait sous les yeux, comme un mirage si puissant qu’il avait percé la réalité. Avant de se rendre compte que Qrow était la réalité. Il ne pouvait pas laisser le retour d’Ozpin déchirer ce qu’ils avaient tissés. Même s’il y avait ce fil brodé de mensonge qui avait lié leurs deux étoffes avec tromperie.
Assis contre la tête de lit, la sueur coulant de sa gorge à son torse, fusion de l’humain et de la machine, Ironwood regardait ses mains qui reflétaient les lueurs de la pleine lune. Et il savait. Il savait que s’il laissait Ozpin exposer la supercherie dans leur alliance, alors jamais plus le conseiller ne pourrait espérer broder quelque chose avec Qrow, ne laissant que les lambeaux de ce qu’ils avaient été par mensonge. James avait tout intérêt à croire en l’honnêteté ; même si elle était hideuse. Car s’il n’y croyait pas, alors il serait comme l’homme qu’il avait laissé à Atlas : celui devant subir la tempête sans la contrôler. Et pourtant, malgré en sachant cela, il n’arrivait pas à se résoudre. Pas à se résoudre à risquer autant.

D’un mouvement hésitant il alla chercher la main de Qrow sous les draps et renversa sa tête contre la tête de lit en fermant les yeux.

C'est encore étrange de se dire qu'il a un endroit où se rendre, un chez-lui qui l'attend. Un chez-eux.
Il n'a jamais connu une stabilité pareille, ayant traîné sa carcasse d'une auberge à l'autre, d'un comptoir à l'autre, durant des années et même lorsqu'il était enseignant à Signal.

Qrow devrait sans doute se modérer mais il n'est pas bon à ça, cette relation l'enivre. Ironwood lui donne ce qu'il a toujours voulu avoir sans jamais se l'autoriser et, pour l'instant, aucun drame ne s'est produit par mauvaise fortune. L'espion a besoin, en l'absence de ses nièces, d'un cap vers lequel se diriger et James le lui donne doublement, par sa présence à ses côtés et via les missions qu'il lui confie.

Parfois, souvent, la culpabilité le rattrape. Lorsqu'il pense à Clover. Il s'en veut, maintenant, plus que ce qu'il en veut au conseiller. C'est un sujet encore sensible si ce n'est marqué au fer rouge par lequel il est régulièrement hanté la nuit. Son sevrage alcoolique ne l'aide pas, non plus, à trouver un sommeil réparateur. Ses cauchemars sont d'autant plus vivides et persistants et la fièvre le réveille bien souvent avant que les premières lueurs de l'aube ne percent.

Cette nuit, pourtant, ce ne sont pas ses fantômes qui l'emportent mais ceux d'Ironwood ; il sent son compagnon bouger comme s'il se débattait. Ce ne serait pas la première fois qu'un souvenir traumatique s'insinue dans leur couche. Qrow a le réveil pâteux mais il ouvre complètement les yeux lorsque James glisse ses doigts entre les siens. Le corbeau se retourne vers lui et observe son visage noué de tension, aux tempes ruisselantes de transpiration. Ironwood est frappé d'une expression hantée, sa peau est diaphane. L'espion se relève sur un coude et vient coller son front échevelé contre celui de l'autre homme. Il reste un moment comme ça, sans rien dire, calant son souffle sur le sien pour tâcher de le faire décélérer. Qu'est-ce qui se passe, Jolicoeur ? Demande t-il de la voix la plus douce qu'il ait en réserve.

Les doigts s’enroulent autour des siens, il les sens avec distance, mais il les sent. Comme la corde qui amarre le bateau ; il sent la pression douce de sa main, le mouvement qu’elle impulse à la sienne tout en la retenant avec précaution. Et il le voit se déplacer, le rejoindre, pénétrer cet espace d’anxiété, d’urgence, de questions, de raisons et tout faire disparaître. Temporairement. Et sa nature éphémère ne rendait pas ce moment moins puissant car il était total et absolue. Front contre front, souffle contre souffle, c’était un sentiment de pur égoïsme libérateur qu’il ressentait à ses côtés. Juste deux dans la quiétude de la nuit, le poids du monde en dehors de leurs murs. Ce monde s’écraserait de nouveau sur eux quand ils ouvriraient leur porte vers le réelle et ils en prendraient leurs lots sur le dos. Pas tout de suite. C’était comme un chant apaisant, un moment de flottement, où la naïveté frôlait l’inconscience pour lui offrir un calme qu’il ne devrait pas goûter et dont pourtant il s’abreuvait sans se réserver. Et il y avait la voix de Qrow, comme un son entouré par le silence d’une nuit apaisée. Râpeuse, qui titillait son esprit de sa surface accrocheuse, avec un frisson agréable.

Sa deuxième main vint caresser la peau de la joue encore si jeune de son amant, passant comme une caresse le long de sa mâchoire pour finir sur sa nuque, reposant avec légèreté. Plume de métal parmi le pelage organique du corbeau. “Tu n’as le sommeil lourd que quand il s’agit de se lever pour faire le déjeuner.” Tenta-t-il dans une bravade d’humour avant de l’abandonner. Car là n’était pas le langage qu’il voulait parler cette nuit. Il voulait juste parler de celui qui était le plus rassurant et le moins constructif. Juste celui d’un amour total qui répété à l’outrance donnait une impression d’invisibilité si brève mais si forte, si durable pour affronter le lendemain. Et ça passait par les mots mais aussi par les gestes. “Désolé de t’avoir réveillé Qrow” murmura-t-il en raffermissant son contact avec sa nuque pour la soutenir tout en la protégeant. Même si les surnoms affectueux étaient absents, ils étaient palpitants au sein de son esprit qui voyait l’homme en face de lui et voulait le gracier de si nombreuses appellations sans pour autant réussir à en formuler une seule. “C’était juste un cauchemar. Ce n’est pas le premier, ce ne sera pas le dernier. Ne t’en fais pas pour moi. Tu devrais tenter de te rendormir.”

Il n'est pas encore habitué à toutes ces tendresses contre sa peau mais il les savoure de tout son soûl, comme si elles dissipaient une fatigue de plusieurs décennies. Il commence à suffisamment être à l'aise pour faire taire son réflexe de repli, celui qui maraudait dans ses chairs lorsque la proximité hurlait au parjure et au risque, celui de déclencher une catastrophe.
Le chasseur ferme les paupières pour mieux suivre le contact qui dévale sa joue et puis touche sa nuque, il s'appuie contre le métal, vient en chercher la sensation et réouvre les yeux pour plonger dans ceux de son compagnon. La raillerie d'Ironwood est douce à entendre, elle a quelque chose d'invraisemblance tant elle est familière - elle indique à quel point ils sont profondément sortis du registre dans lequel ils ont évolué des années. Même s'il secoue la tête à la négative et lève le regard vers le plafond, un sourire est accroché à ses lèvres lorsqu'il rétorque. J'aurais tort de me priver, le service de chambre est convenable. Il ne s'appesantit pas sur sa réplique, elle était formulée pour laisser un souffle dans une discussion qui s'annonce compliquée. J'ai assez dormi. Décrète t-il, finissant de s'assoir face à lui.

Ses mains, usées par le maniement de l'épée, montent jusqu'aux joues de James et les soutiennent. Je suis peut-être pas le mieux placé pour dire ça mais... Refouler ses démons ne les fait pas disparaître. Et les dieux savent qu'il a essayé de noyer les siens, en vain. Son pouce dessine une arabesque pensive et un peu maladroite contre la peau du soldat de fer. Et si on en parlait, histoire de tenter d'exorciser ça ? Ensemble. Il ne veut pas l'y contraindre et sa voix de basse propose. Il se doute que certains sujets doivent être particulièrement durs à partager, que ceux-ci risquent de créer la tension s'ils concernent Atlas. Il veut lui dire qu'il en est conscient. Que cela ne remet pas en cause le changement qu'il voit en lui.
Le corbeau se racle la gorge car des mots le démangent, depuis un moment, car ce moment est approprié pour les sortir de leur écrin. Il veut les lui dire, maintenant, parce qu'il n'a pas eu le courage de s'élancer avant mais, dans le calme de leur chambre à coucher, ils raisonnent dans sa tête comme une certitude. Avec ces mots, peut-être parviendra t-il à lui dire quelque chose de plus juste, de moins hésitant. Ses lèvres appuient un baiser contre le front fiévreux de James et il murmure. Je t'aime. De mémoire il n'a jamais dit ça, c'est un nouveau saut dans l'inconnu et c'est autant grisant que terrifiant.

Ironwood n’avait pas l’impression de refouler ses démons, bien au contraire. Il avait l’impression de les nourrir, de leur donner un festin dont ils ne pourraient jamais plus se passer. Plus se passer du goût de ses mots, de la saveur de leurs étreintes, de la consistance de ce qu’ils vivaient. Et ça, James Ironwood le savait, c’était un risque qu’ils courraient ; plus ou moins consciemment. Celui qu’il se détourne de Nowhere.
Parler c’était risquer beaucoup. Peu importe ce qu’il avait car en réalité, si son jeu se passait mal, James y perdrait tout en une seule mise ;  Qrow. Car il savait qu’il n’y avait pas moyen que sa main soit gagnante avec Oscar dans sa combinaison. Et pourtant, il était obligé de la jouer ; car il ne pouvait se permettre de perdre la partie sans même le tenter.

Et Qrow fit soudain tapis devant lui, lui donnant un trésor sous forme d’aveu, quelque chose que James ne pourrait jamais, absolument jamais accepter de céder. L’ancien général accusa le coup avec stoïcisme, laissant une fenêtre sur la portée de ces paroles d’un regard brillant de surprise. Son corps se redressa un peu plus entre la douceur des draps, le dos rigide, les muscles raides. Il détourna le visage et contempla le reste de la pièce avec un air tout dédié à la réflexion. Comme si ce qui venait de lui être confié invitait à réfléchir, à déterminer un plan d’action. Finalement, c’est avec une voix hors du ton qu’il répondit « Moi aussi, bien évidemment. » Un peu ailleurs, comme si ses pensées l’emmenaient et ne lui laissaient pas le loisir de pleinement se concentrer sur sa déclaration.

Car c’était le cas. Car ce qui était un moment de révélation était transformé en objectif de protection, le plan de bataille devant se mettre en place. Il ne cédait pas à sa semblance, car c’était la condition et les bénéfices de leurs unions, bien qu’elle l’appelât. James n’était pas du genre à éviter le conflit. Au contraire. Il vivait le conflit, il l’avait toujours vécu, intimement. Pas que sur le champ de bataille, il n’était pas du genre à l’éviter, pas du genre à se sentir inconfortable par la haine qu’on pouvait lui vouer. Mais là, avec Qrow, ca devenait une vrai menace.

Finalement, James reprit la parole. Avec plus de douceur, plus de prudence, mais une fermeté nouvelle. « Quel est ton avis sur l’honnêteté Qrow ? Je veux dire. Sur l’importance de la vérité. J’imagine que ton appréciation peut changer en fonction des circonstances. De la confiance que tu place en ceux que tu décide d’estimer. Je n’ai pas toujours partagé votre position. Et aujourd’hui… je me retrouve à l’adopter Car je n’arrive pas à voir quelque chose de positif qui peut découler de la parole franche. » Hésitation. Il se sentait vulnérable, un peu. Mais plus que ça, il voyait le chasseur comme vulnérable ; ignorant, allongé dans sa chambre en pleine nuit. Il hésitait à porter les coups. « Je me pose la question… Est-ce que s’aimer implique de tout savoir sur l’autre ? Non, ce n’est même pas ça. C’est fallacieux. La présence d’Ozpin… Toujours aussi éclairante. Il met en lumière mon hypocrisie. Et c’est moi qui pensait m’opposer à elle. J’ai commis de nombreuses actions moralement accablantes. Est-ce que tu penses toutes les connaître ? »